L’INDÉPENDANCE EST DÉMODÉE par Le Point

Le Point, sous la plume de Luc de Barochez, développe une réflexion intéressante sur l’indépendance de nouveaux pays, en ce début de troisième millénaire, et alors que le phénomène de mondialisation a bouleversé le monde des techniques, de l’économie, de la culture et des échanges humains.

Soixante ans après la vague des indépendances africaines, l’apparition d’un nouvel État n’est plus synonyme d’espoir, mais de discorde.

  • 30 Juillet 2020
  • Par Luc de Barochez
« J’aurais souhaité un geste architectural plus contemporain. »

L’indépendance n’est plus ce qu’elle était ; la naissance d’un État est devenue rarissime. Quand l’accouchement survient néanmoins, il se déroule dans les affres et le nouveau-né complique les conflits plus qu’il ne les résout. Il en allait autrement il y a soixante ans. C’est dans la liesse populaire que les ex-colonies françaises d’Afrique subsaharienne accédèrent à la souveraineté en 1960. Rien qu’au mois d’août de cette année-là se sont succédé le Bénin, le Niger, le Burkina Faso, la Côte d’Ivoire, le Tchad, la République centrafricaine, le Congo et le Gabon. « Le soleil noir des indépendances » se levait, pour reprendre l’expression de l’écrivain ivoirien Ahmadou Kourouma. La souveraineté au sein de frontières sûres et reconnues, bien que celles-ci fussent souvent tracées par le colonisateur, était vue comme le préalable à la libre autodétermination des peuples. L’État était gage de paix et de développement.

L’ONU a gagné 44 membres dans les années 1960, 26 la décennie suivante, 7 dans les années 1980 et encore 26 au début des années 1990. La démocratie et la liberté, qui semblaient être sorties gagnantes de la guerre froide, s’accommodaient d’un nombre record d’États. Les guerres qui ont accompagné le démantèlement de la Yougoslavie ont ouvert un chapitre plus sombre. La destruction de Vukovar, le siège de Sarajevo, le massacre de Srebrenica ont marqué au fer rouge les nouvelles indépendances balkaniques. Un État naissant est devenu un témoignage de discorde et de conflit. Depuis un quart de siècle, seuls 7 États sont nés dans le monde. Le dernier en date fut, en 2011, la République du Soudan du Sud, qui a fait sécession du Soudan pour devenir le 193e membre des Nations unies. Ce fut, là aussi, une calamité. La guerre civile sud-soudanaise, émaillée d’épouvantables atrocités, a fait quelque 400 000 morts et déplacé plus de 4 millions de personnes, soit le tiers de la population du pays.

Depuis cette dernière indépendance, neuf ans se sont écoulés. Jamais, depuis la Seconde Guerre mondiale, la carte politique n’était restée aussi longtemps inchangée. Quelques frontières ont bien été culbutées, notamment par le Russe Vladimir Poutine qui a arraché, en 2014, la Crimée à l’Ukraine. Mais de nouvel État, point. Paradoxalement, le chauvinisme étouffe les appétits d’indépendance. « Chaque peuple mérite un État », proclamaient les nationalistes romantiques au XIXe siècle. « Notre État est réservé à notre peuple », répondent aujourd’hui les souverainistes identitaires. La Chine combat sans pitié les aspirations nationales des Ouïgours, les Turcs répriment celles des Kurdes, Israël rejette celles des Palestiniens.

La plupart des États comme des organisations internationales ont adopté une attitude hostile, même lorsque le risque de guerre ou de « nettoyage ethnique » qui résulterait de l’indépendance est proche de zéro, comme en Catalogne, en Écosse ou en Flandre. Le maintien du statu quo est considéré comme la solution préférable. La doctrine qui prévaut est celle de l’ancien chef de la diplomatie américaine d’après-guerre, John

La puissance technologique ou industrielle compte plus maintenant que l’appartenance à l’ONU.

Foster Dulles, qui professait : « Aucun gouvernement n’a un droit à être reconnu. C’est un privilège qui est accordé (…) lorsque nous estimons qu’il correspond à notre intérêt national. »

La mondialisation est passée par là, ainsi que l’émergence de la Chine au rang de puissance mondiale. Les attributs de la souveraineté aujourd’hui ne sont plus tant des frontières sûres qu’un poids économique et politique suffisant pour se faire respecter par les grands pays. La puissance technologique ou industrielle compte plus que l’appartenance à l’ONU. Le Royaume-Uni en fait l’amère expérience, lui qui découvre, depuis qu’il a quitté l’Union européenne, qu’il pèse moins qu’il ne l’imaginait sur la scène mondiale.

Dans ces conditions, les États qui peuvent encore naître se comptent sur les doigts d’une seule main. Le Kosovo, déjà reconnu par une centaine de pays, pourrait devenir membre de l’ONU s’il réussissait à normaliser ses relations avec la Serbie. Pour la République de Chine (Taïwan), la perspective est plus lointaine. Quinze États seulement la reconnaissent. Mais cela pourrait évoluer si les relations entre Pékin et Washington continuaient à se détériorer. Au-delà, il faut être bien idéaliste pour imaginer que les Kurdes, les Palestiniens ou les Catalans puissent exercer une quelconque souveraineté étatique dans l’avenir prévisible. Il y a soixante ans, l’indépendance était la solution. Aujourd’hui, elle est le problème ■